Quelques notes sur les réalités que le romantisme soviétique ne peut occulter

Le romantisme est une idéologie potentiellement dangereuse, car il émerge à un stade spécifique de l'aliénation politique. Pour surmonter cette situation difficile de manière positive et transformatrice, il est nécessaire de transformer les relations matérielles qui en sont la cause. Si ce type de romantisme est mal interprété, les détenteurs du pouvoir y verront du cynisme. Les théories de Nietzsche, de Heidegger et d'autres en sont de parfaits exemples. Je ne m'attarderai pas sur leur lien avec le fascisme allemand, car cela dépasserait le cadre de cette brève note.

Je me trouve dans une position délicate, mais je pense que cette métaphore, bien qu'empruntée à une source dont je n'apprécie pas particulièrement le travail, est la plus pertinente. Je veux vous parler de Yegor Gaïdar, qui a joué un rôle actif et déterminant dans le gouvernement de Boris Eltsine en imposant la transformation néolibérale en Russie. Il a mis en œuvre un programme de liquidation, rétrospectivement malavisé, connu sous le nom de « doctrine du choc ». Ses actions ont provoqué une chute vertigineuse des acquis économiques et sociaux que son pays avait patiemment accumulés. À cet égard, il a sans conteste égalé, voire surpassé ses prédécesseurs, Eltsine et Gorbatchev. Malheureusement, les politiques de pillage et de saccage ont entraîné la mort de milliers de personnes, victimes de la faim et de l'absence de logement, dans un pays qui avait connu le plein emploi. Des millions de personnes sont devenues chômeuses, une réalité profondément regrettable.

Pour reprendre la métaphore de Gaïdar, lorsque l'ordre politique dominé par une idéologie officielle, devenue une sorte d'idéologie impériale, s'effondre, ceux qui y vivent peuvent avoir du mal à l'accepter, surtout si cet ordre se présentait comme éternel. C'est comme une personne amputée d'une jambe qui a l'impression qu'elle est toujours là, même si l'opération était nécessaire et que la zone de l'amputation continue de causer de l'inconfort (Gaïdar, 2022 : 23).

Un héritage persistant

La situation actuelle des Russes est très similaire à cet exemple. L'Union soviétique n'existe plus, mais son peuple ressent encore les effets de son héritage. L'Union soviétique s'est progressivement désintégrée de son centre vers sa périphérie, sous l'effet d'une mobilisation des masses encouragée par la direction du Parti communiste. Les élites russes d'aujourd'hui ne semblent pas prêtes à accepter cette vérité simple et crue.

La deuxième vérité à accepter est que l'Union soviétique n'était pas un empire ou une nécessité géopolitique, mais une forme unique et remarquable d'États fédératifs unifiés. Elle était un modèle d'unité idéologique et économique, une leçon de laïcité et de patriotisme.

La désintégration de l'Union soviétique n'était peut-être pas l'issue la plus idéale, surtout si l'on considère les événements regrettables qui ont suivi. Néanmoins, elle a eu lieu avec le soutien actif des secteurs politiquement les plus engagés du peuple russe, mobilisés par les capitalistes. Pour surmonter ce traumatisme social et éviter des conséquences plus dangereuses, il est essentiel que toutes les parties concernées retrouvent le monde réel le plus rapidement possible.

Les détenteurs du pouvoir politique utilisent ce traumatisme comme un outil de mobilisation des masses. Les Russes ne semblent pas prêts à surmonter ce traumatisme par une lutte des classes, ce qui serait pourtant une approche judicieuse. Il est grand temps de régler leurs comptes avec leurs propres oligarques. Le discours qu'ils tiennent est purement impérial et s'inspire d'une certaine « esthétique de l'ère stalinienne », en phase avec les intérêts de la bourgeoisie russe. Il s'agit d'une forme de « nationalisme grand-russe » qui s'inscrit dans la lignée de l'idéologie soviétique. Staline aurait d'ailleurs eu des mots très durs pour ceux qui se disent de gauche mais oublient la question cruciale des nationalités.

Les leçons de l'impérialisme

L'annexion est perçue par de nombreux experts comme la forme la plus fondamentale d'oppression nationale. Son caractère impérialiste devient totalement transparent lorsqu'elle est réalisée pour protéger les intérêts géostratégiques d'une puissance, notamment les régions côtières. Je vous renvoie à l'ouvrage de Lénine, « L'impérialisme, stade suprême du capitalisme » (édition russe de 1917).

Dans la préface de cet ouvrage, Lénine écrit (1978 : 8) :

« En cette période de liberté, il est regrettable de devoir réexaminer les passages de la brochure qui ont été altérés par la censure. Nous vivons l'époque de l'impérialisme, qui précède inévitablement la révolution socialiste. Le social-chauvinisme est la preuve manifeste de cette scission dans le mouvement ouvrier, liée aux conditions objectives de l'impérialisme. Concernant ces questions, je renvoie sans équivoque le lecteur aux articles que j'ai publiés à l'étranger entre 1914 et 1917… pour démontrer au lecteur que les capitalistes et les social-chauvins sont éhontément mensongers sur la question des annexions, j'ai été forcé de citer le Japon en exemple. Le lecteur attentif pourra sans peine remplacer le Japon par la Russie, et la Corée par la Finlande, la Pologne, l'Ukraine ou d'autres régions peuplées de non-Grands Russes. »

Cette citation constitue une base solide pour la discussion.

Les défis de la transition et de l'identité

Depuis la fin des années 1980, un discours éclectique sur la « démocratie » a émergé en Russie. Après la Grande Désintégration, une volonté politique a précipité une transition radicale vers le néolibéralisme. Cette crise constitutionnelle, prévisible en science politique, ne correspondait pas aux caractéristiques structurelles uniques de la Russie. Contrairement au développement classique du capitalisme en Europe occidentale, les empires multinationaux comme la Russie et la Turquie ont connu des formes hybrides.

Après dix ans de crises, le pays a retrouvé une stabilité politique. La crise d'identité a été résolue par la création d'idéologies, dont l'eurasisme russe est la plus importante. Ceux qui s'enferment dans le romantisme soviétique devraient se poser une question simple : si l'Union soviétique a formé de nombreux cadres politiques de haut niveau, pourquoi n'a-t-elle pas réussi à en former à la hauteur de son potentiel ? Le système s'est effondré après la mort de quatre de ses membres, ce qui soulève des questions sur le manque de discussion idéologique sur la relation entre l'homme et le pouvoir. Ce problème persiste-t-il encore aujourd'hui ? La réponse à ces questions simples en apportera beaucoup d'autres.

Les élites russes sont engagées dans diverses entreprises politiques et militaires risquées pour accumuler du capital et maintenir la cohésion nationale. Parmi leurs méthodes, on peut citer la réactivation des fantasmes impériaux, l'utilisation de la religion à des fins politiques et l'exportation de la réaction vers les pays voisins.

Si ces personnes aimaient réellement l'Union soviétique, elles auraient dû faire deux choses simples. D'abord, s'opposer à leurs propres oligarques pour s'affranchir des ambitions impériales et régler leurs comptes avec les cercles responsables de la désintégration. Cela aurait impliqué un examen de la formation des cadres et du nationalisme, que les Soviétiques condamnaient en théorie mais soutenaient en pratique pour la bourgeoisie russe. Deuxièmement, elles auraient dû s'opposer fermement à la politisation de la religion. Elles devraient condamner les gouvernements qui s'appuient sur la religion, au lieu de les soutenir en tant que gardiens du progressisme.

Les actions actuelles de la Russie ne correspondent pas au discours nostalgique qu'elles véhiculent. La Russie soutient l'oppression nationale, la domination impérialiste et les différentes formes de réaction religieuse. Il est de notre responsabilité de nous y opposer sans concession et d'analyser l'impact de chaque projet impérialiste avec une attention rigoureuse. C'est la seule solution.

Ceux qui s'enferment dans le romantisme soviétique feraient bien de se demander pourquoi tout le système s'est effondré après la mort de quatre de ses membres et pourquoi l'Union soviétique n'a pas réussi à former ses cadres politiques de haut niveau.

Le livre de Yegor Ligatchev révèle comment le dirigeant du parti a fait pourrir la récolte de 1990 dans les champs (Ligatchev, 1995 : 62). Il est aussi notoire que Brejnev a promu Heydar Aliyev en le désignant comme "le roi des moutons", une phrase qui, bien qu'apparemment méprisante, était en réalité un signe de soutien. Ce genre de situation est similaire à la corruption politique de la Rome antique rapportée par Machiavel, où la survie du système corrompu dépendait de la promotion d'individus non qualifiés mais aveuglément loyaux. Mikhaïl Suslov, qui a géré le système pendant près de 40 ans, en était le maître d'œuvre. Ironiquement, dans une société qui valorisait le temps libre, il est mort d'épuisement.

Ces personnes ont-elles vraiment le droit de se demander ce dont elles peuvent bien être nostalgiques ? Peut-être trouvent-elles simplement du réconfort dans la nostalgie et le cynisme.


Onur Aydemir
Janvier 2025, Ankara

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